Synesthesis : Présence au corps, Conscience première

La fin d’une époque

La modernité occidentale s’effondre. Sa science et sa religion ne comprennent pas le corps habité de vie, et se passionne de vie sortant des corps. La raison domine la nature mais reste un mystère à elle-même qui s’occulte, hors de l’expérience directe et finit par occulter le vivant. L’âme surnaturelle doit surmonter la mécanique corporelle défaillante pour obtenir le salut. Mais comment l’âme habite-t-elle le corps ? Incompréhensible.

Le XXe siècle achève cette destruction. Domination des machines, crises, darwinisme, pensée critique : tout s’écroule. L’homme n’est même plus au centre, la conscience ne dirige plus la vie, la raison ne gouverne plus l’histoire, les algorithmes gèrent l’optimisation du désastre, ceux qui peuvent fuient le réel. L’abolition de l’esclavage a rendu plus évident qu’il existait encore des esclaves. L’abolition de la vie incarnée rend plus évident le carnage global. Question cruciale : qu’est-ce que la vie si la pensée ne peut l’atteindre ? Je tiens pour vrai que si la vérité a besoin de l’esprit pour être cherchée, la vie a besoin du corps pour être aimée. Des vrais corps, habités – somatisés et érotisés, et tout ce que vous voulez.

La modernité se détruit avec ses propres armes. L’utilitarisme technique nie la politique, l’animal humain n’est pas raisonnable, la religion sert les intérêts collectifs. L’argent doit apprivoiser le corps social pour une “liquidation finale”. Après l’exil urbain des corps, la biopolitique met l’esprit en exil avec le “mainstream informationnel”.

L’impasse contemporaine

L’individu postmoderne court vers les nouveaux temples : programmes, coachs, psychotechniques, optimisation pessimiste. Il cherche “ce qui sauve” sous forme de réussite et performance, et d’extraction des contraintes. Mais qu’est-ce que le salut ou la liberté véritable, quand l’image de soi n’est qu’un effet psychosocial , un avatar dans le désert du devoir-être ? Résultat : angoisse, avidité, crispation. Des jeunes se tuent à ne pas voir l’impasse, à manquer d’accepter le retour indispensable : le soi profond.

Le Moi contemporain reste attaché aux décombres de la modernité. Il se tourne vers d’antiques traditions spirituelles, reconnues pour leur efficacité vitale. L’Orient, la tradition, avec le soutien des sciences occidentales. Opium ou résistance enracinée ? Individualisme ou renouvellement de l’élan vital ?

Le Moi dépend trop du contexte pour être stable, pas assez pour rejoindre l’universel. Délié des rythmes de la vie corporelle, Il erre entre chimies psychotropes et psychodéveloppements incompréhensibles. Retrouver la trame fondatrice de soi, y compris ses parties plombées appelées à faire de l’or, permet d’accepter sa contingence et de toucher le fond universel de l’être.

La question du lien

Dans les mouvements contemporains, la notion clef est le Lien, et le Potentiel. Exode hors de l’exil urbain : lien à la terre, à l’inconscient, à l’autre, aux possibles. Invitation à recontacter ce qui ne devrait jamais nous avoir échappé : nos propres désirs singuliers, pas ceux qui sont déversés en masse. Mais le lien ressaisi peut-il être un appui ? La conscience suffit-elle ?

Retour à la source, ou résilience évolutive face au système commercial ? Le passage incontournable reste cette vieille question : Que suis-je dans mon corps ? Vient alors : À quoi nous référer ensemble en tant que “vivants” ? L’écoute du corps, donne toutes les clés pour s’ouvrir à l’altérité intime, la coopération avec ces “autres révés” dans des rêves communs. Car, dit Michel JOUVET, le rêve est à la fois commun à tous les “chauds vivants”, mais parle singulièrement à chacun comme à aucun autre : c’est le révélateur de notre unicité profonde, et donc la première force de l’existence propre. Les rêves viennent du corps profond : l’ADN, nos potentiels illimités pour advenir dans un monde même s’il est formaté.

Kung-fu, méditation, danse, théâtre, autonomie écologique : partout la nécessaire révolution intérieure de comprendre ce qu’on est corporellement. Le lieu intime de toute pratique est cette perception de soi-même à travers les gestes et l’ imaginaire : la première pensée est corporelle. La première action aussi. Les discours sont juste les interprétations momentanées d’une réalité toujours déjà multiple.

Au-delà du cerveau : le corps

Redéfinir la synesthésie

La “synesthésie” dépasse largement le simple trouble mental des canaux sensoriels qui se mèlent. D’abord considérée comme dysfonctionnement, elle révèle maintenant un secteur primaire des perceptions dans le tronc cérébral. Là où le corps se transmet les premières images de sa globalité, là où la cohérence vitale se maintient.

Une synesthésie “universelle”, commune à tous les cerveaux et vitale à la survie, devient le noyau central de la conscience de soi. La référence corporelle intériorisée qui permet d’aborder toute situation à partir du ressenti émotionnel.

De trouble à fonction vitale, jusqu’à base de la conscience : la neurologie offre une place centrale à l’appareil sensoriel primaire et indifférencié. Base de la synesthésie et de bien d’autres notions.

Le corps énactif

La synesthésie précède l’activité mentale représentative mais reste tangible : lieu commun de toute activité consciente. Elle supporte l’activité de penser dans les gestuelles abstraites et la variété des contenus mentaux, à partir de la connaissance de notre état corporel.

Cette organisation de la perception et du “Soi” à partir d’une base corporelle pré-corticale transforme notre vision du “Monde”. Les approches “énactives” du psychisme dépassent les fondements substantialistes par l’esprit ou la matière. Sujet et objet ne peuvent plus être centraux.

La synesthésie n’est ni une partie du cerveau ni un modèle fonctionnel : c’est le principe dynamique pour toute activité cérébrale, le principe organisateur qui synthétise les données vitales de chaque état vécu.

La synesthésie est directement la façon dont nous percevons l’ordre implicite, l’énergie préformatrice des choses : les résonnances génératives. (voir article spécifique)

Le toucher intérieur

Le “toucher intérieur” est l’archétype de cette reconnaissance corporelle. Expression physique liée à une formulation vécue qui influence les processus de reconnaissance. Structure de gestion intégrée qui se développe génétiquement et personnellement.

Cette faculté vitale de “se ressentir” permet à l’organisme de se réguler par le psychisme et au psychisme de s’intégrer à son histoire par le corps vécu.

L’intéroception, interne et profonde, sonde tous les tissus. Riche potentiel pour “rejoindre le corps par l’esprit” car toute l’intelligence de notre santé s’y déroule. La proprioception est ce toucher interne de l’écoute corporelle, de la position articulaire à l’équilibre. L’extéroception (les 5 sens) reste toujours précédée d’un toucher intérieur : celui du cerveau sur les capteurs sensoriels.

Le cerveau est partout dans le corps, car il en est l’organe d’attention, réparti dans tous les tissus, à travers les fascias qui organisent, nourissent et informent en permanence toutes les structures. Par le toucher profond, l’univers immédiat trouve un écho dans tous les espaces possibles. Cette chambre de résonance universelle, c’est nous-même.

Le sentiment de soi

Le sentiment de soi permet au sujet comme au corps d’exister à travers une trame de relations et de potentiels. Toujours à l’écoute de ce qui arrive, puisant dans des ressources créatrices pour répondre au présent. Ce sentiment entre en résonance avec d’autres, selon le degré de cohérence synesthésique établi en nous.

Rupture possible : dérive “hors du corps” que l’histoire personnelle module. Formations militarisées et basées sur l’humiliation , l’anesthésie , qui conduisent à des pathologies profondes. Moments où l’auto-régulation interne est perturbée, et nous rend insensés et insensible. Hierarchies et Psychopathies illustrent comment l’écoute a été abandonnée au profit de modèles rigides et obsolètes. Et chacun est invité à instituer ceci à l’intérieur de lui dans un monde qui n’a pas besoin d’humains ni de vie, mais d’agents fonctionnels.

Le sentiment de soi est le cadre de l’activité mentale, le moteur de la pensée. Notre force et volonté y trouvent leur appui principal. Mais cette reconnaissance du “maître-corps” , qui contrebalance et équilibre notre “vision propre”, ouvre à une juste compréhension de notre pensée et à l’équilibre psychique. Le Moi est à sa juste place lorsqu’il n’efface plus une vérité qui le dépasse : le corps sait tout mieux, et fait tout mieux que sa “conscience égotique”. Le corps est-il alors mieux placé pour nous porter , que nos “images” prédéfinies ?

Vers la synesthétique

Cette exploration théorique et pratique, combinant gestes, images, mots et ressentis, nous l’appelons la “synesthétique”. Elle déploie la conscience corporelle, les possibilités d’intégrer l’existence imaginaire et gestuelle sur la base d’une sensation approfondie.

L’inverse serait l'”anesthétique” qui emploie et plie la sensation aux mécaniques de gestion et de contrôle. Expansion planétaire à travers les écrans qui anesthésie : comportements privés de JE, pensées sans JEU.

La synesthésique est la pratique vitale de notre origine, active et réceptive. Espaces de possibilités et de liens, c’est l’expression d’une âme incarnée, avant la construction des pensées et des comportements. Intéroception, écoute, accueil, méditation.

Orientation vers l’expérience de la complétude intrinsèque du vivant.

Comprendre le corps

Sommes-nous prêts à comprendre le corps ? À condition de s’y mettre à l’écoute avant toute langue et signe. D’interpréter sens et sentiments dans la masse immédiate de notre présence, plutôt qu’à travers les idées et interprétations.

Contact plus évident entre perception consciente et organisme : instincts et intuition se révèlent plus efficaces que la réflexion incessante. Le corps nous en dit plus sur le monde qu’on ne lui prête d’ordinaire.

S’en remettre toujours à la tête revient à prétendre faire mieux que la sagesse intérieure. La pensée bavarde transforme toute la vie en problème, tandis qu’une écoute appropriée du corps donnerait immédiatement une attitude simple et efficace.

Chacun a entendu : il y a ce que vous savez que vous savez. Et ce que vous savez que vous ne savez pas.

Et bien sûr, ce que vous ne savez pas que vous ne savez pas. Mais peut être finalement le plus important :

Ce que vous ne saviez pas que vous savez. Car le corps ne vous a jamais attendu, il ne s’est jamais tu. Vous n’y avez juste pas encore cru alors qu’y réside peut être encore l’essentiel de tout ce que vous pourrez connaître.

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